ZATAZ » Ados 2.0 : ce que révèlent vraiment leurs usages numériques

Entre septembre et fin novembre 2025, j’ai échangé avec plus de 2 000 élèves dans plusieurs dizaines d’établissements des Hauts-de-France, de Dunkerque à Lille, Seclin, et lors du salon Robotik 2025. À partir d’un échantillon de 340 adolescents, 170 filles et 170 garçons, interrogés de façon aléatoire et équilibrée dans 68 classes, ressort une image très nette de leurs usages numériques : omniprésence de l’intelligence artificielle, dépendance aux réseaux sociaux, forte exposition aux risques cyber… mais aussi un fossé croissant avec les adultes, parents comme enseignants. Loin des discours moralisateurs, leurs réponses, souvent spontanées, dessinent un terrain de jeu numérique où les jeunes se débrouillent seuls, avec des réflexes parfois solides, mais aussi des angles morts massifs.
Un terrain grandeur nature dans les Hauts-de-France
De septembre à novembre 2025, le terrain a été simple, massif et concret : 68 classes, 2 040 élèves croisés en deux mois, dans des collèges et lycées des Hauts-de-France. Le salon Robotik 2025, avec ses 16 classes par jour pendant 48 heures, m’a servi de concentré de ce que vivent les adolescents connectés. Le cadre : des interventions sur l’identité numérique et la phrase clé, martelée à chaque fois, votre avenir commence aujourd’hui en ligne.
Pour garder une approche statistiquement cohérente sans entrer dans la vie privée, cinq élèves ont été interrogés par classe, choisis au hasard, selon une alternance stricte : d’une classe à l’autre, soit 3 garçons et 2 filles, soit 3 filles et 2 garçons. L’alternance filles/garçons permettait d’arriver à un équilibre exact de 170 filles et 170 garçons, ce qui évite de tirer des conclusions biaisées par le genre.
Les échanges se sont déroulés sans injonctions ni catastrophisme. Pas de c’est interdit, c’est dangereux, mais des cas concrets, des exemples tirés du terrain que je vis et qu’ils vivent, des questions ouvertes. Ce ton, combiné à mon rôle de réserviste de l’Éducation nationale pour les Hauts-de-France et de la Gendarmerie nationale (UNCyber RC), de gamer et vieux briscar du numériquement, a visiblement rassuré. Les adolescents ont parlé franchement, y compris de sujets sensibles comme les comptes piratés, le cyberharcèlement ou les conflits avec leurs parents autour de l’IA. Le résultat, ce sont des chiffres bruts, mais surtout un ressenti très clair : les jeunes ont le sentiment d’habiter un univers numérique que les adultes autour d’eux comprennent de moins en moins.
IA, réseaux sociaux et jeux : la vraie consommation des ados
Premier constat massif : l’intelligence artificielle fait désormais partie du quotidien. Sur les 340 élèves interrogés, 96 % déclarent utiliser l’IA. En d’autres termes, seule une poignée d’adolescents disent ne jamais y avoir recours. Parmi ceux qui l’utilisent, 72 % s’en servent pour leurs cours : devoirs, exposés, révisions. Dans ce groupe, 83 % disent s’en servir pour résumer des contenus ou obtenir des réponses à une question de cours. Le réflexe est clair : l’IA est devenue le nouveau moteur de recherche, mais en plus direct, plus conversationnel, plus rapide.
Ce qui frappe, c’est le décalage de perception avec le monde scolaire. 87 % des élèves interrogés n’avaient pas conscience de piller le savoir et le cerveau de leur enseignant en utilisant l’IA pour un devoir ou un travail noté. Dans leur logique, l’outil est là, donc il est légitime. La frontière entre tricher, s’aider ou optimiser son temps est floue. D’un point de vue cyber et éthique, cela montre que la discussion n’a quasiment pas eu lieu : les élèves ont inventé leurs propres règles, faute de cadre clairement posé.
Côté réseaux sociaux, le paysage est tout aussi tranché. 93 % des adolescents sont sur Instagram, ce qui en fait, dans cet échantillon, la place centrale de leur identité numérique visible. En miroir, seuls 17 % fréquentent X/Twitter, un réseau qui reste largement perçu comme adulte, conflictuel ou inutile. 67 % des élèves déclarent jouer à Roblox, et 67 % jouent en ligne de manière plus générale. Pour un analyste, cela signifie qu’une grande partie de leur vie sociale passe par des plateformes où la voix, le chat et les interactions en temps réel sont la norme, avec toutes les dérives possibles : insultes, arnaques, échanges de fichiers.
Les risques concrets ne sont pas théoriques. 32 % des jeunes interrogés disent avoir déjà croisé un acte de piratage : vol de données, crack de jeux vidéo, contournement de protections. 23 % ont vu au moins un de leurs comptes de réseau social se faire pirater, sans jamais le récupérer. Plus inquiétant encore, 11 % ont perdu au moins deux comptes définitivement. Derrière ces chiffres, il y a des identités numériques effacées, des années de contenus perdus, parfois des conversations privées potentiellement exploitées par d’autres. Pourtant, dans leurs récits, ces incidents sont souvent racontés comme un fait divers personnel, presque banal, rarement comme un signal d’alerte systémique.
| Pourcentage | Formulation (corrigée si besoin) | Population concernée |
|---|---|---|
| 97 % | des enseignants ne connaissaient pas les mots : « ragekit », « scam », « stealer ». | Enseignants |
| 96 % | utilisent l’IA. | Élèves |
| 93 % | sont sur Instagram. | Élèves |
| 87 % | n’imaginaient pas « piller » le savoir et le cerveau de leur enseignant en utilisant l’IA dans le cadre d’un cours ou devoir. | Élèves |
| 87 % | n’osent pas « éduquer » leurs parents à la cyber. | Élèves |
| 83 % | utilisent l’IA pour résumer ou répondre à une question de cours. | Élèves (utilisateurs d’IA) |
| 78 % | ne prêtaient pas attention à l’arrière-plan de leurs photos/vidéos. | Élèves |
| 72 % | utilisent l’IA pour leurs cours. | Élèves |
| 72 % | utilisent la double authentification. | Élèves |
| 67 % | jouent à Roblox. | Élèves |
| 67 % | jouent en ligne. | Élèves |
| 63 % | indiquent avoir eu leur photo sur les réseaux sociaux sans leur consentement (parents, famille). | Élèves |
| 56 % | ne connaissaient pas le mode fantôme sur Snapchat. | Élèves |
| 39 % | indiquent que leurs parents ont déjà mis leur photo dans une IA. | Élèves |
| 32 % | ont déjà croisé un acte de piratage (vol de données, crack de jeux vidéo, etc.). | Élèves |
| 23 % | ont eu un compte de réseau social piraté et jamais récupéré. | Élèves |
| 17 % | vont sur X/Twitter. | Élèves |
| 11 % | ont eu au moins deux comptes de réseaux sociaux piratés et jamais récupérés. | Élèves |
| 9 % | ont croisé la problématique de cyberharcèlement (2 % directement / 98 % via des ami(e)s). | Élèves |
Parents, photos et cyber : un consentement souvent absent
La photographie et la vidéo sont devenues le langage courant des adolescents, mais le cadre de protection est très fragile. 78 % des élèves ne prêtent pas attention à l’arrière-plan de leurs photos ou vidéos. Il suffit d’une chambre montrant trop de détails, d’un cahier avec le nom de famille en clair, d’une plaque d’immatriculation ou d’une vue reconnaissable de la maison pour produire une sorte de mini fiche de renseignement. Pour un cybercriminel ou un prédateur, ces éléments sont autant de points d’entrée. Les élèves ont tous été formés à ne plus tomber dans le piége. Mes ateliers ont porté leurs fruits selon le retour d’élèves, d’enseignants et … de parents !
Plus inquiétant encore, 63 % des élèves indiquent avoir déjà vu leur photo publiée sur les réseaux sociaux sans leur consentement, la plupart du temps par leurs propres parents ou leur famille. 39 % affirment que leurs parents ont déjà mis leur visage dans une IA, probablement pour des montages, des filtres ou des avatars, sans que les adolescents aient vraiment leur mot à dire. Ici, le rapport de force s’inverse : ce ne sont pas les enfants qui exposent les adultes, mais les adultes qui instrumentalisent l’image des plus jeunes, parfois pour des raisons ludiques, souvent sans mesurer les risques de réutilisation ou d’aspiration de ces contenus par des systèmes d’IA ou des bases de données tierces.
Sur Snapchat, 56 % ne connaissent pas le mode fantôme, pourtant conçu pour masquer sa localisation. Autrement dit, plus d’un adolescent sur deux ignore qu’il diffuse potentiellement sa position à des contacts, parfois élargis. Dans un contexte de suivi, de harcèlement ou même de simple conflit entre groupes, ce genre de détail peut faire la différence entre un désaccord virtuel et une confrontation dans la vraie vie.
La question du cyberharcèlement est apparue, mais de façon moins frontale que prévu. 9 % des élèves disent avoir croisé cette problématique. Parmi eux, seulement 2 % l’ont vécu directement, tandis que 98 % évoquent des ami(e)s concernés. Le message implicite est clair : le harcèlement numérique fait partie du paysage, mais il est souvent tenu à distance par le récit, comme si parler d’un ami touché était moins risqué que reconnaître ses propres blessures. Pour un observateur, c’est un signe de normalisation inquiétante : on sait que ça existe, on le voit, mais on en parle par ricochet. Il suffit de voir les jeunes joueurs et joueuses s’amuser d’être en mode « ragequit » sur Fornite, Call of Duty, Etc.
Quand les jeunes savent… mais n’osent pas parler aux adultes
Sur le plan strictement technique, les adolescents ne sont pas démunis. 72 % déclarent utiliser la double authentification. Dans cet échantillon, cela signifie que près de trois élèves sur quatre ont déjà activé au moins une protection avancée sur un de leurs comptes. En matière d’hygiène cyber, ce taux est loin d’être ridicule. Il montre que lorsque l’outil est expliqué, proposé ou imposé par une plateforme, les adolescents suivent. Ils comprennent le principe, le mettent en place, l’utilisent.
Le vrai problème se situe ailleurs : dans la relation aux adultes. 87 % des jeunes interrogés n’osent pas éduquer leurs parents à la cybersécurité. C’est un chiffre clé. Une immense majorité voit des erreurs, des imprudences, des naïvetés numériques chez leurs parents, mais se censure. Peur d’être mal reçus, de déclencher un conflit, d’être perçus comme insolents ou arrogants. Le résultat, c’est un paradoxe : ceux qui passent le plus de temps en ligne, qui repèrent parfois le mieux les risques, se taisent alors même qu’ils pourraient jouer un rôle de vigie.
Du côté des enseignants, le fossé générationnel apparaît de façon encore plus nette. 97 % ne connaissent pas des termes aujourd’hui centraux dans les pratiques des jeunes joueurs et dans l’arsenal cybercriminel : ragekit, scam, stealer. Autrement dit, les mots qui décrivent les arnaques, les vols de comptes ou les réactions extrêmes en ligne n’appartiennent pas au vocabulaire de la majorité des adultes qui encadrent les adolescents. Cela ne signifie pas que les enseignants sont incompétents, mais qu’ils se battent, littéralement, dans une langue différente.
Cette asymétrie de langage et de représentation nourrit le sentiment de décalage exprimé par les élèves. Ils ont le sentiment que leur quotidien numérique, leurs frustrations, leurs peurs et même leurs découvertes positives ne sont pas vraiment compréhensibles pour les adultes. Sur le plan du renseignement, cela signifie que les signaux faibles restent souvent invisibles : un élève qui cherche à parler d’un stealer ou d’un scam ne sera pas toujours entendu, parce que le mot même ne dit rien à son interlocuteur.
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Ce tour d’horizon que j’ai eu la chance de faire en cette fin d’année (j’ai déjà pu croiser des dizaines de milliers d’éléves en 20 ans), à l’échelle des Hauts-de-France, confirme une réalité que les chiffres bruts rendent difficile à ignorer : les adolescents vivent déjà dans un univers numérique où l’IA est un réflexe, Instagram une évidence, Roblox un terrain de jeu quotidien, et la sécurité un mélange de bons réflexes et d’angles morts inquiétants. Ils subissent des piratages, perdent des comptes, voient leurs photos circuler sans consentement, et composent avec un environnement où la frontière entre aide et triche, jeu et arnaque, partage et exposition est de plus en plus floue. Pendant ce temps, une majorité d’adultes ignore le vocabulaire clé de ces pratiques, et les jeunes n’osent pas corriger l’adulte.
La photographie qui se dessine est celle d’une génération qui n’a pas besoin qu’on lui explique ce qu’est un écran, mais qui manque de contre-pouvoirs adultes crédibles et informés. La question n’est donc plus de savoir si les ados sont trop connectés, mais si les institutions et les familles accepteront enfin de combler ce fossé culturel et technique, avant que la prochaine vague d’outils numériques ne creuse encore davantage l’écart. En tout cas, merci aux enseignant(e)s, aux chef(fe)s d’établissements, aux organisateurs de salon, comme la Communauté de Commune du Carembault, de m’avoir fait confiance.
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