Scribe/XPN : l'art de la persévérance dans l'erreur - ZDNET

Illustration


Il y a des échecs qui font date. Louvois, le logiciel de paie des militaires, qui a été traité par plusieurs billets de GreenSI sur plus de 10 ans (2013 : Quand Louvois se fourvoie), avait suscité l'émoi. Puis en 2018, Sirhen, son équivalent pour l'Éducation nationale, avait aussi marqué les esprits. La gouvernance des SI des grandes administrations est un chemin semé d'embuches qui pose une question clef à toute DSI : Quand arrêter un projet qui dérape ?

Avec le programme Scribe/XPN qui vient de pulvériser ces records (257,4 millions d'euros engloutis sur dix ans pour ne rien livrer d'utilisable), on se dit que les retours d'expérience des échecs passés ne sont pas tous encore capitalisés !

Mais, dans la réalité, c'est souvent plus compliqué que ne l'affichent les commentaires qui fleurissent, de çà et là sur les réseaux sociaux ...

GreenSI est donc parti creuser les origines de ce projet (le programme Scribe, successivement rebaptisé LRP/NG, puis XPN) et analyser sa gouvernance et les multiples rapports de la Cour de comptes ou de l'Assemblée Nationale.

L'ordonnance de la Cour des comptes du 16 octobre 2025 a posé un diagnostic sans appel. Mais pour bien comprendre comment peut-on persévérer dans l'erreur pendant une décennie entière? Il faut revenir aux origines de ce naufrage annoncé. En espérant que cet enseignement sera cette fois partagé.

Le projet qui devait tout changer

En 2015, l'ambition était louable : créer un Logiciel unique de Rédaction des Procédures Pénales pour la Police Nationale et la Gendarmerie Nationale (LRPPN et LRPGN). Fini les doublons, place à la rationalisation. Le LRPPN côté police et le LRPGN côté gendarmerie devaient fusionner en un seul outil moderne, ergonomique, interopérable avec le système Cassiopée de la Justice.

Sur le papier, l'équation était séduisante : deux outils vieillissants, un prestataire de poids unique (Capgemini), des crédits budgétaires validés. Mais dans la vraie vie, cette addition donnerait plutôt le mélange de deux cultures métiers différentes et d'un cahier des charges pharaonique. L'informatique a toujours bon dos quand elle cache une réalité organisationnelle de mise en place de processus communs dans des organisations différentes.

Et pour se convaincre de la spécificité administrative française, rappelons que c'est le seul endroit où ceux qui calculent les impôts, ne sont pas en charge de leur recouvrement. Dans un contexte où on prélève à la source, donc avant le calcul, histoire de bien croiser les processus. Bienvenue dans le pays des shadocks. Alors ne chargeons pas tout de suite la barque de l'informatique avant d'avoir sondées les eaux troubles dans lesquelles elle navigue !

Le signal d'alarme que personne n'a voulu voir (2016)

En Novembre 2016, moins d'un an après le lancement, la Gendarmerie claque la porte. Discrètement, mais fermement. Ses arguments ? Le projet commun représente un risque technologique majeur. Son propre LRPGN fonctionne très bien.
Et en informatique on sait que quand un système est tombé en marche, il ne vaut mieux pas le toucher 😉

La Gendarmerie préfère l'améliorer progressivement plutôt que de tout casser pour reconstruire une hypothétique cathédrale numérique. Ce en quoi GreenSI ne peut que lui donner raison

Ce retrait aurait dû être le fusible évident. Si le logiciel était conçu pour deux clients et que l'un des deux disparaît, que fait-on ? On repart à zéro avec un cahier des charges simplifié ?

C'est du bon sens de gestion de projet.

Que fait la Direction Générale de la Police Nationale ? Suspens ...

Elle continue. Seule. Avec le même prestataire. Sur les mêmes bases architecturales. Développant une plateforme gorgée d'interopérabilité... pour un client unique. Pour GreenSI, c'est le début de la dérive, celle qui transforme un projet difficile en catastrophe industrielle.
D'où le titre du billet.

L'effet tunnel, ou comment dépenser sans contrôle (2017-20)

Entre 2017 et 2020, le projet entre dans ce que les chefs de projets redoutent le plus : l'effet tunnel.

Tout le monde travaille, les factures s'accumulent, mais plus personne ne pilote vraiment. Je crois comprendre du rapport de la Cour des Comptes, que le comité de coordination, censé arbitrer les décisions stratégiques, s'est réuni 5 fois, puis ne s'est plus réunit entre 2017 et 2020. Cela parait tellement incroyable, que GreenSI a encore un doute sur cette info et se demande même si les comptes rendus n'ont pas disparus.

Et pourtant on avait des choses à se raconter dans ce comité.

Pendant ce temps, les retards s'accumulent (+26,6% fin 2020), les surcoûts explosent (+36,6%) comme le montrera le rapport d'audit. Mais l'administration renouvelle sa confiance au prestataire début 2020. Nouveau marché, nouveaux crédits, avec l'espoir de sortir de l'ornière un projet hors de contrôle.

A noter qu'en 2020, la Cour des comptes publie une note de référence de 200 pages sur la conduite des Grands Projets de l'Etat !

Le rebranding miracle (2021-23)

Capgemini réalise un audit interne lucide : le projet est dans une impasse technique. La Cour des Compte fait également un audit flash et indique que le besoin fonctionnel ne s'est pas stabilisé en 6 ans.

Le code est donc devenu instable, difficilement maintenable, l'architecture ne tient pas la route. C'est le moment de tout arrêter, non ? On tente alors l'opération de la dernière chance : un bon vieux coup de peinture marketing.

Scribe devient XPN. On promet de l'agilité, une meilleure interface et une écoute des utilisateurs.

On rigole mais en informatique ça marche parfois pour remotiver des équipes usées et retrouver du budget 😉

La Cour des comptes tire donc une première salve en juillet 2022 : conduite "défaillante", marchés "inadaptés", absence de contrôle. Elle suggère même de regarder du côté de la Gendarmerie pour sauver les meubles ...

L'inutilisabilité comme produit final

Quand on parle d'échec, on imagine souvent un logiciel bogué mais globalement fonctionnel.

Ici, nous sommes face à quelque chose de plus rare : un produit réellement inutilisable, en conditions opérationnelles, incluant la mobilité des agents.

Clairement, l'ergonomie n'est plus de ce temps. C'est souvent ce qui arrive quand les projets dérapent d'une génération informatique sur l'autre. Car n'oublions pas que la durée de vie moyenne d'un système informatique c'est 7 ans. Pour la prolonger il faut le faire évoluer. Mais quand on ne l'a pas livré, il est gelé sur les spécifications initiales qui peuvent dater de 7 à 10 ans !

Par exemple, on a, dans la spécification, une limitation à 5 Mo par fichier. En 2025. Quand une photo de smartphone pèse 3 à 5 Mo et qu'une courte vidéo de caméra-piéton dépasse les 100 Mo. Cette contrainte obligerait les enquêteurs à dégrader volontairement la qualité des preuves pour les faire "rentrer" dans le système. Imaginez ensuite l'avocat de la défense plaider la nullité de la procédure pour altération de preuve 😉

Et oui, au final ce logiciel n'a qu'un objectif métier, assurer la solidité juridique des procédures pénales.

Pourquoi ce refus du pragmatisme ?

Suite à l'audit de 2022, la Direction Interministérielle du Numérique (DINUM) propose cinq scénarios de sortie de crise. Le cinquième, le plus rationnel budgétairement et techniquement, consiste à adopter le socle du LRPGN de la Gendarmerie pour la Police. Le logiciel existe, il fonctionne, il est payé. La DGPN refuse !

Les arguments officiels parlent d'hétérogénéité du parc informatique, de différences de référentiels métiers.
Les vrais motifs ? Culturels et politiques. Accepter le logiciel de la Gendarmerie serait vécu comme une "vassalisation" technologique inacceptable. On a déjà vu ces arguments dans Louvois entre les 3 corps d'Armées (terre, air, mer), celui de la Medecine Militaire et la Gendarmerie, qui dépend du Ministère des Armées, contrairement à la Police Nationale.

On est donc reparti sur un nouveau développement spécifique (scénario 4), avec un nouvel appel d'offres, un nouveau prestataire, et un horizon 2028. Exactement la même configuration qu'au début du programme Scribe.

GreenSI passe sur les demandes loufoques de députés comme d'internaliser le développement.

Des responsabilités enfin établies

Ce qui est cependant nouveau, c'est que l'ordonnance du 16 octobre 2025 marque un tournant dans ces projets informatiques. Pour la première fois, un échec de projet informatique entraîne des sanctions personnelles lourdes au titre de la responsabilité financière.

Six hauts fonctionnaires sont sanctionnés : deux Directeurs Généraux de la Police Nationale, deux Secrétaires Généraux du Ministère de l'Intérieur, un conseiller technologique, un général de gendarmerie. Les fautes retenues sont l'absence de supervision stratégique, la validation aveugle des dépenses, et la défaillance du contrôle.

Du côté de Capgemini, le constat est tout aussi accablant. L'entreprise a reconnu avoir "manqué au devoir de conseil et d'alerte". Ce contrat est cité dans le rapport du Senat sur les cabinets de conseils "tentaculaires". Plus de 8 millions d'euros perçus spécifiquement pour des missions d'audit et de conseil, sur un outil qu'elle savait non viable. La structure contractuelle des marchés de maintenance permettent de facturer aux moyens plutôt qu'aux résultats.

Les leçons d'un désastre annoncé

Au-delà des 257 millions d'euros perdus, il y a des milliers d'enquêteurs condamnés à travailler avec des outils obsolètes depuis dix ans. Une proposition de résolution parlementaire a même été déposée en mars 2025 pour créer une commission d'enquête. Les syndicats ne veulent plus attendre 2028. Ils exigent des solutions immédiates, opérationnelles.

Après, les parlementaires sont très occupés en ce moment, et sont très instables 😉

Pour GreenSI, trois moments d'arrêt auraient dû stopper la machine, sont des bases intéressantes de discussions pour le management de projet SI :

  • Novembre 2016 : le retrait de la Gendarmerie,
  • 2019 et la fin du premier marché,
  • janvier 2021 et l'audit d'échec de Capgemini

La solution existait pourtant. Elle s'appelle LRPGN, elle fonctionne, elle est française. Mais elle nécessite  d'apprendre à coopérer par-delà les chapelles, accepter qu'une autre Direction ait la bonne solution, et choisir le pragmatisme plutôt que l'ego. C'est aussi vrai dans le privé, et ne blâmons pas trop l'Administration.

La DGPN a à nouveau fait son choix : relancer un marché pour un développement spécifique, avec une vague promesse de "convergence à terme".
C'est reparti pour un tour. Rendez-vous en 2028 pour un prochain billet ?

Comme GreenSI le répète souvent, Trans-former, c'est changer (trans) de forme. La transformation numérique de l'État ne s'achète pas chez un prestataire. Elle se construit par la volonté politique de briser les silos et par la valorisation de la compétence technique interne.

Le véritable scandale de Scribe/XPN, s'il y en a un, n'est pas financier. C'est l'efficacité de la justice pénale et la sécurité des citoyens qui ont été sacrifiées. Ils n'étaient représentés par personne dans ces comités de pilotage, et à aucun moment n'ont pu faire valoir l'équilibre entre l'efficacité immédiate et la perfection ultime.

GreenSI pense qu'on est pas encore au bout d'une refonte culturelle sur le pilotage de ces projets informatiques.



Source : Lire l'article original

Read more